Qui utilise le franc CFA ?
Dans le premier article de notre édition Black Lives Shattered de Tax Justice Focus, le Dr N.S. Sylla explique comment la politique monétaire en Afrique a été dominée par un consensus formé en Europe et aux États-Unis. Dans les anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest et du Centre, cela a contribué à préserver la substance de l’empire bien après sa fin officielle.
Dr. Ndongo Samba Sylla *
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L’histoire de la monnaie et de la finance dans les anciennes colonies françaises au sud du Sahara présente des continuités remarquables, malgré les changements politiques et institutionnels intervenus avec le processus de décolonisation dans les années 1960. Le symbole le plus évident de ces continuités est sans doute le franc CFA. L’acronyme de cette monnaie créée en 1945 par le gouvernement provisoire français représentait à l’origine le franc des colonies françaises en Afrique. Il circule toujours dans huit pays d’Afrique de l’Ouest et six pays d’Afrique centrale sans que ses principes fondateurs aient été altéré.
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Pour avoir une bonne idée de l’histoire de l’impérialisme monétaire français en Afrique, il faut remonter au moins au milieu du XIXe siècle. Avec l’abolition de l’esclavage en France en 1848, l’État français a dû indemniser les propriétaires d’esclaves français pour la perte de leurs biens « mobiliers ». Une partie de la compensation financière avait servi à créer des banques coloniales sous l’autorité de la Banque de France. C’est le cas de la Banque du Sénégal, créée en 1853 par un décret de Louis Napoléon. Contrairement aux autres banques coloniales dont le siège social était situé en France métropolitaine, la Banque du Sénégal était basée à Saint-Louis, dans le nord du Sénégal. Elle a débuté en 1855 en tant que banque de crédit et d’escompte. Sous le contrôle financier des maisons de négoce de Bordeaux, son rôle était de promouvoir leurs activités d’exportation et d’importation au détriment de leurs rivaux locaux victimes de discrimination dans l’accès au crédit. Après sa dissolution en 1901, la Banque du Sénégal a succède à la Banque de l’Afrique de l’Ouest, banque privée qui détient le monopole de l’émission de francs dans l’empire colonial français au sud du Sahara.
Les Africains ont longtemps résisté à l’imposition de la monnaie française. Pour leur commerce, mais aussi à des fins religieuses, ils utilisaient des monnaies comme le cauri, un coquillage de l’océan Indien et la manille (un bracelet). Ils étaient conscients que l’acceptation de la monnaie coloniale perturberait leur commerce et, plus important encore, les rendrait économiquement subordonnés aux diktats de leurs maîtres coloniaux. Si vous n’avez plus le contrôle de votre monnaie en tant que nation, vous n’avez plus le contrôle sur ce que vous produisez, consommez et échangez. Comme l’interdiction de l’importation de cauris et l’obligation de payer des impôts en monnaie coloniale n’étaient pas toujours efficaces, les administrateurs coloniaux étaient souvent obligés de recourir à des sanctions légales et à la force physique. Leur sens de la masculinité souffrait souvent de l’attitude provocante de Les femmes africaines qui ne voulaient pas utiliser le franc dans leur commerce quotidien. Seule la création du franc CFA mettrait fin à des décennies de résistance de la part des gens ordinaires contre l’ordre monétaire impérial français.
La Banque de l’Afrique de l’Ouest a été remplacée en 1955 par deux institutions publiques d’émission qui, quatre ans plus tard, sont devenues la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest et la Banque centrale des États de l’Afrique équatoriale et le Cameroun, rebaptisée Banque des États de l’Afrique centrale. Ces deux banques centrales émettent chacune séparément une monnaie dont l’acronyme est le franc CFA : le franc de la communauté financière africaine dans le premier cas ; le franc de la coopération financière en Afrique centrale dans le second. Au milieu des années 1970, leur siège social a été transféré respectivement à Dakar (Sénégal) et à Yaoundé (Cameroun). Leur personnel a été « africanisé » dans le même processus.
L’ « africanisation » de la gestion de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest et de la Banque des États de l’Afrique centrale n’a pas mis en place un mettre fin au caractère colonial du système monétaire. Le franc CFA fonctionne toujours selon les mêmes principes et objectifs établis pendant la période coloniale. Son ancrage rigide à la monnaie française (franc puis euro, à partir de 1999) et la liberté des transferts entre la France et les pays utilisant le franc CFA n’ont pas été supprimés après l’indépendance. De même, le contrôle direct du gouvernement français sur la politique monétaire et de change est toujours exercé par sa représentation dans les organes des deux banques centrales, avec un droit de veto devenu implicite au fil du temps, et l’obligation pour ces dernières de déposer une partie de leurs réserves de change. avec le Trésor français (50 % depuis le milieu des années 2000).
Le but de cet « arrangement monétaire » depuis ses origines jusqu’à nos jours est de maintenir des économies satellites qui sont « complémentaires » de l’économie française. C’est-à-dire des économies qui servent de sources d’approvisionnement en matières premières bon marché et captives points de vente.
La parité fixe réduit les coûts de transaction et protège les entreprises françaises (et désormais toutes les entreprises étrangères opérant en euros) contre le risque de change. La surévaluation structurelle du franc CFA, le niveau artificiellement élevé de sa valeur par rapport aux monnaies de référence, tend à favoriser les importations, y compris les produits de luxe, au détriment des exportations.
La parité fixe constitue donc une sorte de préférence commerciale accordée à la zone euro, car les pays africains ne peuvent pas utiliser leur taux de change comme instrument pour stimuler parfois la compétitivité des prix de leurs exportations. Enfin, il prive la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest et la Banque des États de l’Afrique centrale de la possibilité d’utiliser le taux de change pour absorber les chocs. Ainsi, en cas de crise, la nécessité de défendre l’ancrage implique une réduction des dépenses publiques et des crédits à l’économie, ainsi qu’une dépendance accrue à l’égard des flux de financement externes.
En ce qui concerne la liberté de transfert, elle permet le libre investissement et le désinvestissement des capitaux français ainsi que le rapatriement des bénéfices, des dividendes, etc. Dans les pays CFA riches en ressources, cette liberté est souvent associée à une importante hémorragie financière. Par exemple, sur la période 1970-2008, les flux financiers illicites en provenance de Côte d’Ivoire et du Cameroun sont estimés respectivement en dollars américains de 2008 à 66,2 milliards et 33 milliards, soit 6 fois et 13 fois plus que leur encours respectif de dette extérieure.
Outre les handicaps résultant d’une surévaluation du taux de change et du transfert vers l’extérieur des excédents économiques locaux, le comportement du secteur bancaire conserve son caractère colonial.
Dans les pays du CFA, les crédits à l’économie restent faibles, avec des échéances courtes et des taux d’intérêt prohibitifs. Les prêts sont principalement orientés vers le secteur commercial au détriment de l’investissement dans l’agriculture et le secteur manufacturier. Les prêts bancaires sont principalement destinés aux grandes entreprises et aux gouvernements pour au détriment des PME en général. La baisse de la part de marché des banques françaises dans les pays du CFA n’a pas changé cette observation générale. Le paysage bancaire est devenu moins oligopolistique, mais reste largement dominé par les groupes bancaires étrangers. Au Sénégal, par exemple, ces derniers contrôlent plus de 90 % des actifs bancaires.
Ainsi, la production intérieure des pays du CFA est pénalisée d’une part par le faible niveau et l’insuffisance des crédits à l’économie et d’autre part par la surévaluation du taux de change. Cette tendance est aggravée par les politiques de libéralisation des échanges et celles dictées par l’idéologie de l’austérité budgétaire.
La persistance des relations monétaires et financières néocoloniales n’a favorisé ni la transformation structurelle ni l’intégration régionale, et a encore moins contribué au développement économique des pays du CFA, dont 9 sur 14 font partie des pays les moins avancés. En termes de résultats en matière de santé et d’éducation, le franc CFA les pays utilisateurs occupent les rangs les plus bas du monde. Sur un total de 189 pays, le Niger, la République centrafricaine et le Tchad ont obtenu le score le plus bas à l’indice de développement humain 2020. Dans une perspective à long terme, les revenus réels moyens ont stagné ou diminué dans cinq des plus grands francs CFA utilisant des économies : la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Gabon, le Sénégal et la République du Congo.
Si cette obligation monétaire n’a pas empêché le déclin commercial et financier de la France dans sa sphère d’influence, elle a néanmoins contribué à l’instauration de régimes politiques centralisés plus sensibles aux priorités du gouvernement français, des entreprises françaises et des investisseurs étrangers qu’à les intérêts de leurs citoyens. Par exemple, dans les pays exportateurs de pétrole tels que le Tchad, le Gabon, la République du Congo et la Guinée équatoriale, le modèle du « président à vie » reste la norme, malgré l’organisation fréquente d’élections officielles avec un renégat conclusion.
En d’autres termes, l’existence du franc CFA favorise un type particulier de leadership politique. Ceux qui peuvent aspirer à diriger les pays du CFA sont ceux qui ne remettront pas en question ses limites. Ce sont ces dirigeants qui ont bénéficié de la solidarité active et du soutien du gouvernement français au cours des six dernières décennies.
Face aux protestations croissantes contre cette relique coloniale menée par des mouvements sociaux et intellectuels panafricanistes, la France, en alliance avec la Côte d’Ivoire, a décidé en décembre 2019 d’assouplir sa position sur le franc CFA ouest-africain. Comme pour les précédentes réformes du franc CFA, la portée de la réforme actuelle est très limitée. Sa motivation est de s’attaquer aux symboles embarrassants — le nom de la monnaie, la représentation française au sein de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest et le contrôle du Trésor français sur les réserves de change de cette dernière — tout en ignorant les points critiqués par les économistes africains : l’existence d’un lien formel de la monnaie la subordination entre la France et les pays du CFA, la parité fixe avec l’euro, la liberté des transferts, et aussi l’existence de deux unions monétaires qui n’ont d’autre fondement que l’histoire coloniale.
Si l’abolition du franc CFA ne garantit pas en soi que ses pays membres se développeront plus équitablement et plus rapidement, l’allongement de son espérance de vie ne peut qu’entraver toute perspective d’émancipation politique et économique des peuples africains.
Vous pouvez accéder à l’intégralité de l’édition Black Lives Shattered de Tax Justice Focus ici
** Le Dr Ndongo Samba Sylla est économiste sénégalais du développement et chercheur au bureau de l’Afrique de l’Ouest de la Fondation Rosa Luxemburg. Il est co-auteur avec Fanny Pigeaud de Africa’s Last Colonial Currency : The CFA Franc Story (Londres : Pluto Press,2021).